lundi 21 septembre 2009

La vie est un long fleuve tranquille














Cette tempête, ou ce temps frais pour les frileux, les pointilleux, les tâtillons, avait achevé de nous rapprocher, moi et mon capitaine. Face à l'adversité, un lien s'était tissé, que les jours verraient s'étoffer. La vie s'organisait en douceur sur Gédéon, chacun s'installant dans de petites habitudes; Papy et Mamie en goguette. Je me montrai sous mon meilleur jour: serviable, attentionnée, discrète, curieuse, rangée, (une Anne comme on ne l'avait jamais vue...)et lorsqu'il fallait manoeuvrer, je donnais tout. Mon mal de mer passé, j'attrappai un numéro de voiles et voiliers hors-série intitulé "la croisière pour les débutants" que mon capitaine m'avait mollement jeté à la figure au soir du premier jour. Je ne le lâchai plus jusqu'à connaître par coeur l'accastillage du bateau, du balcon arrière à l'avant, de la quille à la barre de flèche. Vint le moment de la manoeuvre. J'anticipais, je comprennais, j'agissais. Denis parlait de filière, de tambour d'enrouleur, d' hale-bas de tangon, je frappais, je prenais, je choquais. Un moment, j'hésitai deux secondes, il me dit: "fais pas ta blonde", je me jurai de ne plus jamais hésiter... Le vent soufflait toujours dans la même direction, si bien qu'après cette manoeuvre, nous pouvions nous croiser les bras et mettre les doigts de pieds en éventail pour un bon bout de temps. Le cap finistère était passé, nous faisions mer vers le sud par un vent de nord- nord-est, au grand largue. Un peu plus à l'aise sur le bateau, je me mis à écouter mon mp3 pendant le jour aussi. Je restais là, assise, allongée, sur les coffres de cockpit, sur le balcon avant, ma musique dans les oreilles, une petite bouteille de plastique remplie de café au lait que je biberonnais toute la journée, mes clopes au bec, et je contemplais jusqu'à plus soif. Je ne me lassais jamais du spectacle de la mer, des nuages et du ciel. Nous étions tout le temps seuls sur l'eau, très rarement nous voyions passer pétroliers et cargots que nous maudissions du poing. Moi je voulais quand même rigoler un peu et les appeler avec la vhf, mais n'osai demander pareille chose à mon capitaine, il fallait y aller en douceur....

Nous nous mîmes ( après six jours quand même...) à dîner ensemble. Denis restait dans la descende de cockpit et sortait son buste pour accompagner mon repas. Tous les soirs nous mangions de la soupe, et buvions un petit coup de rhum de la ville de Margarita, au Vénezuela. De plus en plus, nous discutions. Denis parlait, toujours un peu dans sa barbe, mais moins qu'avant, et je comprennais, allez, un bon 70% de ce qu'il disait. Nous nous découvrîmes mille points communs. Le club mickey de la plage de Saint-georges, la tarte aux prunes, le 16ème arrondissement où Denis a vécu, rue Decamps, à 500 metres de chez moi, le Scossa, devant lequel il est souvent passé, janson de Sailly où il a fait son collège et son lycée, Le choeur de Justus chéplustropqui où il a chanté et maman aussi, et j'en oublie sûrement d'autres... Denis trouvait cela intriguant, et Denis adore être intrigué. Avec moi il était servi... Je lui racontais ma vie complètement décousue, il m'appelait "jeune fille insolite". Un jour, le sixième je crois, nous prîmes à la ligne un thon. Enorme. Denis était surexcité, comme un gamin, pour la première fois je vis son visage s'illuminer. Il remonta la ligne, entreprit d'assommer notre petit miracle avec un bâton que nous appelions "batte" ou "gourdain" sous mes cris désolés, je voulais la bête en sashimi dans mon assiette, mais je ne voulais pas qu'elle souffre... Malheureusement le thon battu ouvrit un large bec, et lâcha l'hameçon.... déception de mon capitaine, qui garda quand même le sourire, et se laissa aller ce soir là, devant un coucher de soleil à couper le souffle, à quelques confidences sur sa vie amoureuse. J'appris que Denis avait eu deux grands amours, deux jeunes amours, d'une vingtaine d'années de moins que lui à chaque fois. Des musiciennes, chanteuses, qu'il a adoré et qui lui ont brisé le coeur. A chaque fois disait-il, c'étaient elles qui venaient à lui, le destin les mettait sur sa route. Je me demandais quand cela s'était passé car je lui trouvai beaucoup de nostalgie dans la voix lorsqu'il en évoqua le souvenir. Il semblait ne pas s'en être remis. Lorsque je rentrai dans la cabine faire la vaisselle après le dîner de ce sixième jour, il s'assit, mis ses lunettes, et dit:
- c'est curieux, ca m'intrigue...
- quoi donc?
- toute ces coincidences, ta présence sur ce bateau, c'est intriguant...
Moi à vrai dire, je suis habituée aux coincidences, et je n'étais pas plus surprise que ça. Je trouvais que c'était incroyable certes, mais je ne me demandais pas pourquoi tout cela était. C'était, point final. Mais par contre je ressentis un léger malaise lorsqu'il prononça la dernière phrase. Je ne pouvais dire exactement pourquoi, mais mon instinct s'était réveillé.




Denis me faisait de plus en plus rigoler. Un jour il m'emprunta mon mp3 et chanta les chansons à tue-tête, pendant que j'éclatais de rire en regardant cet homme que je prenais pour un ours mal lèché se détendre à mon contact. Il prit la décision d'investir dans cette petite bête, reconnaissant que c'était quand même le pied de naviguer en écoutant de la bonne musique.



Nous avions un petit jeu de rôle, noblesse et Portugal oblige, nous jouions a la maîtresse ou au maître, et à la conchita. Lorsque je demandais à Denis ce qu'il fabriquait par terre, il répondait "Ch'fé lou ménache", et lorsque j'allais laver nos assiettes je disais "ch'va faire la véchelle". Lorsque je montais sur le pont, je disais "je vais prendre l'air sur le pont supérieur", et nous nous amusions ainsi.


Nos journées se déroulaient de la manière suivante: je prenais mon quart après le dîner, au début vers 22h, et puis étant donné qu'au fur et à mesure que grandissait notre entente nos repas s'allongeaient, je prenais ensuite mon quart vers 23h, 23h30. Denis partait roupiller pendant que je m'installais confortablement sur le pont très chaudement vêtue, armée d'un bon bouquin, de ma lampe frontale, d'une bouteille d'eau, de cloppions, et du mp3. Quand le vent soufflait peu, je ne barrais pas, je laissais le beaufort nous conduire. Alors je lisais ou observais les étoiles et la lune. Je découvris avec bonheur que lorsqu'il n'y avait pas de lune, on voyait le plancton phosphorescent soulevé par les vagues de Gédéon. Sous la vôute des astres, sur le tapis de mer lumineux, la vue était champs-Elysesque.... Le plus drôle était que lorsque j'allais aux toilettes et tirais la chasse, c'était noel dans les WC!!!! Je pompais tant et plus, je n'avais rien vu de si luxueux...! Quand il y avait un peu plus d'air, je libérais le beaufort, et prenais la barre, en écoutant de l'électro galvanisante sur le lecteur; j'avais de constant frissons de bonheur, et voulais que jamais cela ne s'arrête. Je trichais alors un peu, et allongeais mon temps de veille, de 4h à 5h ou 6h d'affilées quand le vent continuait de souffler. Vers 3h, 4h ou 5h du matin, cela dépendait, je réveillais Denis, qui montait me remplacer. Je m'endormais bien crevée, et me réveillais le lendemain vers 9h-10h, car Denis choppait les ondes courtes qui font un bruit pas possible pour avoir internet, ou écoutait RFI. Souvent le matin, nous recevions des messages des parents, jean-Guy, et même Laurent, qui me mettaient dans une humeur plus que joyeuse pour le reste de la journée. A peine réveillée, j'allais aux nouvelles, avait-on croisé des cargots, où étions nous, quelle pointe de vitesse Denis avait-il fait etc... Puis je préparais le café pour nous deux, noir sans sucre pour Denis, au lait avec deux sucres pour moi. Je montais sur le pont avec ma bouteille, s'il y avait du vent, je barrais, sinon je glandais en lisant, dormant ou en jouant de la guitare. Puis soit denis soit moi préparions le déjeuner que nous prenions vers 15h et je faisais systématiquement la vaisselle, c'était la moindre des choses pour remercier mon capitaine de son hospitalité et de ses enseignements si obscurs furent-ils... j'allais sur le pont supérieur (Denis restait le plus souvent au bureau, ou a se reposer sur sa couchette), re-glandais ou barrais, et vers 18h je descendais pour une sieste de deux heures sur ma couchette, afin d'être en forme pour mon quart. Vers 20h le soleil commençait à baisser, et nous admirions l'astre des astre se coucher en dégustant du thon mariné aux pruneaux la "belle-iloise" tartiné sur des krisprolls, et en buvant du blanc, ou du rhum de Margarita. Puis nous dinions, et le cercle vertueux recommençait.



La bouteille de blanc (un délicieux petit Vouvray) terminée, j'écrivis un message en français, anglais et espagnol, donnant mon nom, mon adresse mail, la position de Gédeon, et demandant que l'on m'écrive si par hasard quelqu'un trouvait ce "message in a bottle". Je roulai le message, le mis dans la bouteiile, nous filmâmes (très spécial la narration au passé simple, j'ai parfois l'impression d'être d'une pédanterie sans limites...) l'évènement, le lancé, et ce fut un moment magique.
Je comptai alors mes "premières fois": première fois en haute mer, premier voyage avec un inconnu, première prise de pêche, premiers couchers de soleil aussi saisissants, première fois que je lançais une bouteille à la mer. J'émis un souhait, celui de voir pour la première fois des dauphins à la proue d'un bateau non touristique, gratos quoi.
Denis et moi nous entendions à merveille, et rigolions quasiment à chaque fois que nous nous adressions la parole. Nos discussions se faisaient de plus en plus longues, et Denis parlait de plus en plus fort, et de plus en plus, tout court. Mon bonheur était parfait, total, ne me manquaient que les dauphins.

Cependant, parfois une ombre passait dans ma tête, le même sentiment de malaise que je ressentis lorsque Denis me dit être intrigué par notre rencontre. Mon instinct se dressait quelque fois, et je compris ce qu'il essayait de me dire mais ne voulait pas l'entendre. Denis, le vieil ours mal-lèché, Denis l'affreux, Denis mon capitaine était en train de devenir Denis le voluptueux, Denis l'amoureux. Mes pieds étaient jolis, mon cou était grâcieux, moi-même, j'étais "trop", "insolite", une "intriguante jeune femme", un "oiseau du paradis" tombé droit du ciel dans le bateau de Denis le rêveur. Je tentais d'ignorer la gêne que me causait cette découverte, et le fit tant bien que mal jusqu'à ce que nous arrivâmes à terre.


Deux autres fois, nous avons eu du poisson. Un beau thon, au soir du 7ème jour, qui mordît juste une fois notre dîner avalé, ce que nous regrettâmes car nous voulions en faire des sashimis. Denis le prépara pour le lendemain à déjeuner, il le vida, lui coupa la tête, et le mis dans un sac de conservation carrefour, devant mon regard médusés et mes cris de dégoût effarés.... Le lendemain, il y avait deux évènements à ne pas rater, le déjeuner de steak de thon frais et ses pommes de terre en robe des champs, suivi par le spectacle donné à 20h d'un coucher de soleil qui promettait d´être splendide. Au bout d'un certain temps je pouvais prédire si le coucher de soleil allait en valoir la peine. Il fallait pour cela que le ciel soit clair, avec peu de nuages, mais suffisemment pour qu'ils puissent refléter les couleurs incroyables des rayons plongeant dans l'océan. Ce jour là, les conditions étaient idéales. Tout fut donc parfait, et je ne savais plus qui remercier, Denis, mes parents, moi ou le Seigneur, de l'inexistance duquel je doutais de plus en plus, trop enchantée, subjuguée que j'étais par la beauté qu'Il offrait et offre encore constamment à mes yeux éblouis.
Le lendemain du jour ou nous fîmes ripaille de ce poisson frais, au matin, un autre poisson mordit à l'hameçon! Denis me réveilla pour célébrer l'évènement, mais cette prise nous laissait perplexe... Nous n'arrivions pas à savoir, même en regardant dans un livre spécialisé, de quel poisson il s'agissait. Cela ne nous empêcha d'en faire un délicieux crumble dont j'avais trouvé la recette sur internet le jour de l'anniversaire de Maman. Nous nous régalâmes une fois de plus, et je mourrai quasiment de bonheur cette fois-ci. C'était trop ! Le ciel, la mer, Gédéon, Denis, le vent, le poisson frais, la guitare, le soleil, je n'en pouvais plus! Mais il manquait toujours les dauphins.






















Mon voeu fut exaucé le dernier jour de la traversée. Je me réveillais de la sieste. J'étais un tantinet de mauvais poil, à cause de la seule ombre au tableau idyllique que m'offrait ce voyage, le béguin de Denis. Je décidai donc de l'éviter (pas facile sur un bateau), et m'enfuis au balcon avant, tremper mes pieds dans l'eau en écoutant de la musique et en fumant mes cloppes. Le vent m'ébouriffait les cheveux, la mer m'éclaboussait, le soleil me réchauffait et Denis passa bien vite à la trappe. Frissons de bonheur sur frissons de bonheur. Au bout de dix minutes, une demie-douzaine de dauphins débarquèrent, et se mirent à courser Gédéon, à lui passer dessous, et à sauter devant lui. Je me levai d'un bond en criant, j'avais 4 ans de nouveau! Je n'étais plus qu'une petite boule de surexcitation et de joie, je sautais, criais, allais de tribord à babord, de babord à tribord, je pleurais quasiment de bonheur, j'étais en transe... Je remerciai Dieu, persuadée qu'il existait et qu'il devait sûrement m'adorer. Anne, celle que Jésus aimait.... Je courus prendre mon appareil photo pour filmer les merveilleuses créatures. En passant devant Denis je lui dis:
- C'est incroyable, je suis comblée, tous mes voeux ont été exaucés!!!!
- Pas les miens, me répondit-il.
Je compris ce qu'il voulait dire, mais ne relevai pas, faisant semblant de ne pas avoir prêté attention, je retournai à mes dauphins et immortalisai le moment.
Ils s'en allèrent, je restai sur le balcon avant, heureuse, sereine, j'étais merveilleusement bien, et n'avais aucune difficulté à mettre de côté cette petite ombre qui venait me chatouiller l'âme, j'étais devenue accro au bonheur, et douée pour ça.