Après dix jours de haute mer, nous voici enfin a terre. Ce voyage fut de loin l'expérience la plus éprouvante, terrifiante et grisante que j'aie jamais faite. Nous avons tout eu; pétole, tempête, soleil, poisson frais, dauphins. Mais commençons par le début. Je ne détaillerai pas ce périple jour par jour, mais par thèmes.
Tout d'abord, la navigation.
A peine avions nous quitté le catway du port de La Rochelle que déjà Denis s'apperçut (et mois aussi) que je ne connaissais rien à la navigation en voilier. Mes deux semaines de stage aux Glénans exécutés presque dix ans plus tôt étaient passés à la trappe, et la petite reine du cata et de la planche à voile que j'étais dans la baie de Saint-George s'était transformée en une énorme cruche incapable d'amarrer un bateau correctement, lover une écoute, ou comprendre quoi que ce soit des commandes de son capitaine.
Rappelons nous que la première chose que Denis m'avait dite en venant me chercher à la gare de La Rochelle était: "tu m'inquiètes". Je compris plus tard que lorsque Denis est inquiet, il devient muet, il cogite énormément et garde tout pour lui. Ce qui expliquait son mutisme pendant la soirée qui suivit. Quand nous quitâmes le port de La Rochelle le lendemain et que Denis s'apperçut de ma totale ignorance, il passa d'inquiet à taciturne, de taciturne à colère, de colère à furibard... Il ne voulait absolument pas s'adapter à la situation, et faisait comme si j'étais un matelot chevronné, ne m'indiquant pas la manoeuvre à laquelle il allait procéder, attendant que je la devine, et me voyant attraper tout ce qui bougeait sur le bateau pour tenter d'attrapper la bonne drisse ou écoute, il poussait des gémissements plaintifs en disant: "c'est pas vrai, mais c'est pas vrai!". Je ne savais plus où me mettre, faisait tourner mes méninges à plein régime pour tenter de faire revenir les souvenirs de mes expériences maritimes passées, mais, complétement déstabilisée par les violentes réactions de mon capitaine, je perdais tout mes moyens, et étais plus empotée que jamais. Denis ne m'épargnait pas, me disait que je n'y connaissais rien, se plaignait constamment de mon incapacité, et j'avais envie de disparaître.
Deux fois dans ma vie j'ai subi l'horrible humiliation de passer pour une empotée. En CE2, à 8 ans, nous étions en rang deux par deux et entrions dans la classe en passant devant la maîtresse Odile. Quand je passai devant elle, elle me regarda d'un air exaspéré et me lança :" sainte-dégourdie...". Je ne comprennai pas ce qui me valait ce déplaisant sobriquet, et l'interpretai très mal, haissant depuis ce jour la méchante Odile, et me faisant la solennelle promesse que jamais plus je ne donnerai à quelqu'un l'occasion de me faire pareille injure. Quelques annés plus tard, l'horrible phénomène se reproduisit, chez moi au Saussay. Ma belle-soeur tenait son bébe dans les bras, il faisait sombre dans le couloir, elle me demanda d'allumer la lumière. Je m'executai trop lentement et me trompai d'interrupteur. Elle m'appela "cruche". Je bouillonais, fulminais, l'humilation, subie sur mon territoire, était trop forte, et je lui en voulus longtemps en secret.... Puis les années passèrent, et, Boris Cyrulnik appelerait cela un phénomène de résilience, je devins de plus en plus dégourdie et débrouillarde. Je peux même dire maintenant que c'est un peu ma spécialité. J'adore plus que tout me mettre dans des situations difficiles qui m'obligent à utiliser toutes mes ressources pour m'en sortir. Bien dommage qu'il n'y ait pas de diplômes reconnu par l'état pour ce genre de talent...
La présente situation allait au-delà de mes espérances. Embarquer pour dix jours de haute mer seule avec un caractériel en ne connaissant rien à la navigation, j'étais servie niveau configuration délicate...
Pour compenser mon incapacité à aider Denis dans les manoeuvres, je decidai de briller en cuisine. Je proposai mes services, Denis accepta, et je descendis en cabine pour m'atteler à la tâche. Au bout de 30 secondes à l'intérieur, j'attrapai le mal de mer dont je ne me départis pas pendant quatre longs jours. C'était bien ma veine. La seule chose que Denis espérait était que je ne sois pas sujette à ce mal, et avant le départ je lui assurais que la seule chose dont j'étais sûre, c'était bien que je pouvais supporter la houle de l'océan. Et voilà que mon estomac faisait des bonds, je rotais tant et plus, de l'air, mais, avec un peu d'espoir, ça passerait. Je mangeai quand meme, sentant à chaque bouchée que j'allais bientôt rendre l´âme. Je passai toute l'après-midi à tenter de conserver dans mon ventre la ratatouille et le riz, ce qui ne donnait des frissons, des sueurs froides, je transpirais et grelottais, j'étais au plus mal. Mais je faisais bonne figure, me réjouissant qu'on ne voie déjà plus la côte, que la mer soit enfin bleue, et le temps clair.
Denis passa au bureau pour faire un point. C'est à se moment là que, sentant qu'il n'etait plus sous surveillance, mon estomac entreprit de se faire entendre, et je vomissais dans un cri de douleur impossible à contenir tout ce que j'avais ingurgité. Ce fut tellement soudain que je ne pus etre discrète, Denis remonta à la surface, me dit: " t'as vomi?", j'acquiescais de la tete, il me regarda d'un air désespére, du genre "il manquait plus que ça", et retourna dans sa cabine, en me jetant au passage une boîte de notamine dans les mains. A partir de ce moment là, Denis et moi faisions bande à part. Moi sur le pont, allongée, agonisant, ne me relevant que pour remplir la mer de mon amère bile, Denis au bureau, écoutant la VHF, surveillant le GPS, buvant bières, et pestant sûrement intérieurement contre son incapable coéquipière ou peut-être tentant simplement d'oublier qu'elle exisatait. Il se rappela ma présence, me demanda si je voulais diner, ce à quoi je répondis par la négative, désespoir de la poupée, exaspération de l'ours.
Arriva le moment du quart de nuit, que je me devais d'assumer. Depuis le déjeuner je n'étais toujours pas retournée dans la cabine. Denis barra un peu, et je m'assoupis sur le coffre de cockpit, pour ne me réveiller qu'à deux heures du mat'. Je demandai à Denis: "est-ce que je peux faire quelque chose?"Il répondit, toujours exaspéré:" Nan, vas te coucher, tu me sers à rien là, JE NE PEUX PAS COMPTER SUR TOI". Horreur et putréfaction, c'était à mon tour d'etre exaspérée et de gémir.
J'allai dans ma couchette et ne trouvai pas le sommeil. J'émergeais à 4h du matin, insistant auprès de Denis pour faire mon quart, lui disant que je ne pouvais dormir et me sentais mieux. Pur mensonge. J'avais pris avec moi une canette de coca. Dès la première gorgée, et alors que j'en avais soigneusement fait échapper les bulles, mon estomac passa par dessus bord, et ce à peu pres toutes les trente minutes. Insoutenable.
La suite au prochaine épisode.