dimanche 3 janvier 2010

Le journal de la grande traversée, suite et fin

Le 09 décembre 09


Il fait moche aujourd´hui, mais l´humeur est au beau fixe car nous allons enfin passer l´équateur, retrouver le vent et sortir du pot au noir. Je fais la vacation du matin, et nous sabrons le champagne à 10h00 TU, au degré 00´00 de latitude. Enfin nous sommes dans le sud. Nous devons encore prgresser de 15 degrés dans cet hémispère en faisant de l´est et nous serons enfin à Salvador de Bahia. Mais avec le mauvais temps, malgré l´équateur que nous avons passé, il y a un peu de maussade dans l´air. Nyels et moi avons eu la mauvaise idée de faire une sieste au même moment, avant le dej, le chef s´est retrouvé tout seul, et le chef n´aime pas être tout seul, alors le chef n´est pas content. Et nous, quand le chef n´est pas content, on n´aime pas ça. Mais heureusement ça lui passe assez vite,`et à nous aussi. Enfin, à moi, pas tout à fait, car je ne peux pas aller à l´étrave pour décrocher, et si je ne peux pas décrocher au moins une fois dans la journée, je suis malheureuse comme les pierres...

Nous mangeons bien, le thon tient toujours et égaie franchement nos repas. Nous le cuisinons à toutes les sauces, cuit, cru, et nous régalons. La journée passe, une de plus, encore 7 ou 8 avant le grand attérissage...


Le 27 décembre 09

Va savoir pourquoi, il m´est plus difficile de bien écrire sur du papier que sur un clavier. Mon copain le poil dans la main se réveille dès que j´y tiens un stylo, et tente des envolées lyriques. Je veux faire couler de la plume une cascade de mots, d´adjectifs, de phrases longues et impactantes, mais les lignes freinent mon inspiration. Mes aptitudes à écrire, à décrire, sont dépendantes des progrès de la technologie. Pendant la traversée, lors de mes quarts de nuit, j´écrivais le blog sur l´ordinateur du bord, j´ai commencé à faire cela à partir du 10 décembre. J´ai tout gardé sur une clef USB. Une vingtaine de pages, lèchées, travaillées, soigneusement construites. Je les lisais, les relisais, toute ravie que j´étais de pouvoir être emportée par ma propre prose. Et j´ai perdu la clef USB. Desespoir. Des centaines de lignes décrivant les journées, les nuits, les pensées, les joies, les peines. Introuvables. Irrécupérables. Je em souviens néanmoins de quelques moments, impressions, que je vais tenter de restituer le plus fidélement possible.

Je me souviens de mon impatience d´arriver. Je me souviens de la lecture de ce livre, La Longue Route de Bernard Moitessier. Bernard est un voyageur au long cours qui part sur son bateau rouge et blanc, Joshua, faire seul le tour du monde en passant par trois de ses caps mythiques, le Bonne-Espérance, l ´Horn et le Leeuwin. Bernard est obsédé par la moyenne journalière des miles parcourus. Au début ça me gonflait franchement qu´il nous rabâche sans arrêt le compte de ses miles quotidiens. Et puis moi aussi, j´ai été prise par l´obsession de la vitesse, de la moyenne. Au bout de quelques jours sur Pilhouë, je me suis fatiguée, lassée, je n´en pouvais plus. Nous sommes trois, un microcosme, une microsociété. Gédéon se rappelle cruellement à mon souvenir. Gédéon et son équipage en duo. Gédéon si petit dans le gigantisme de la mer. Gédéon, goutte d´eau, qui glissait avec le vent, sur lequel je me sentais si seule et minuscule, si fragile et vulnérable, nourisson de la voile, nourisson de la voile de Gédéon, de Gédéon qui tout seul, m´emportait vers le large, me portait vers l´inconnu. Gédéon le grand garçon qui nous emmenait Denis et moi, Gédéon le grand garçon qui traçait sa route, creusait son sillage, faisait son cap, sans personne pour lui tenir la main. Denis au bureau, moi sur le pont, j´étais nouvelle au monde, toute à sa découverte, toute à sa compréhension. J´étais dans la mer, dans le vent, dans le soleil, dans les étoiles, je les découvrais, pour la première fois vraiment, je les admirais, pour la première fois vraiment. Gédéon, raisonnable, sobre, maniable, pas exigeant pour deux sous.
Sur Pilhouë, tout est plus compliqué. Et avant c´était si simple! Ou sont passés les jours heureux de la première traversée, Madère - Canaries? Rien n´a changé pourtant, nous sommes toujours trois, Nyels est toujours à la manoeuvre, moi au logis, le chef au four et au moulin, et pourtant, l´ambiance n´y est pas. Il FAUT sans arrêt. Il faut préparer, laver, ranger, régler, réparer, composer, sacrifier, argumenter, décider, faire. Il faut faire. François est un hyper-actif, un fou du voilier, une fourmis, une abeille, laver ci, ajuster ça, chercher ici, veiller là. Oú est ma mer, où est mon soleil, oú se cache le silence? Je ne trouve que mes étoiles, qui me sourient, brillent et filent pour mon plus grand plaisir, quand je suis seule, enfin, sur le pont de Pilou, la nuit. Pilhouë est beau, Pilhouë est un bon bateau, Pilhouë me fait traverser le plus grand des océans, mais Pilhouë me frustre. A son bord je ne trouve plus la plénitude qui m´a fait adorer Gédéon, qui me fait le regretter à présent. Alors j´attends impatiemment que Pilhouë me fasse toucher terre. Un jour il avale 149 miles, un jour 153, l´autre 133. 133 François! C´est pas normal! Pas de vent. Moteur! Moteur à balle, par pitié! C´est comme ça. J´en ai marre! Patience...
Sur Gédéon, pendant les dix jours de traversée, je n´ai pas vu filer le temps. Il n´avait aucun effet sur moi, ce temps dont chaque seconde, chaque minute, chaque heure, m´apportait son lot de beauté, de félicité, d´incroyable. Sur Pilou à présent je compte les secondes, les minutes, les heures qui enfin, m´enlèveront à lui.

J´envie Moitessier, d´être seul sur son bateau, seul à faire son chemin, seul avec le ciel, la terre, sans rien qui ne puisse l´arracher à leur contemplation, sans rien qui ne le rappelle à la civilisation, et à ses exigences. J´envie sa liberté, le courage et la force qu´elle lui inspire, le talent qui transpire du récit qu´il fait de son aventure en solitaire. Simple, beau, passionnant.

La douce harmonie des premiers jours s´en est allée, remplacée par une pression venue de nulle part. Une vision différente des choses nous pousse loin l´un de l´autre, François et moi. L´hyperactif et la glandue se tirent la bourre, sans parvenir à jouer leur partition de concert. Nyels, entre nous deux, prend son parti en jouant cavalier seul, et je l´envie. "je fais ça pour moi", le reste, il s´en cogne. Et moi j´ai des bleus partout, au corps et à l´âme. Je décide de suivre son exemple, et je vais même plus loin, je débarque de Pilou, je suis ailleurs, je m´en fous de tout, ignore les malentendus, oublie les aigreurs, oublie le skippeur, ne pense qu´à moi et à mon équipier. Avec Nyels désormais nous partageons les tâches, et les centres d´intérêts. Il m´aide à faire la vaisselle, je lui pose des questions sur le bateau, et l´accompagne dans ses petits réglages. Au point qu´un matin, une douce folie s´empare de moi, alors que je suis du quart de l´aube: Pilou va trop lentement a mon goût, le vent adonne, je relâche les voiles, et prend la barre, Pilou gagne presque un noeud, et seule face au soleil naissant, je crie victoire, j´ai maîtrisé la bête, on gagne de la vitesse, le Brésil se rapproche encore un peu plus, et un peu plus vite! Vive le vent d´été, et vive Nyels! Je resserre mes liens avec l´oie sauvage, puise dans sa force celle qui me manque pour supporter la longueur de la traversée, rigole, plaisante, lave, essuie et apprend avec le petit frère dont j´avais toujours rêvé. Je ne suis déjà plus sur Pilouhë, je n´ai plus l´envie de lui, je n´ai plus la motivation, je lui prodigue les soins minimums, car je ne me sens plus respectée par son capitaine. J´ai briqué, j´ai cherché, j´ai sorti, j´ai servi, j´ai préparé, j´ai crêpé, casse-croûté, veillé du chien plus que de raison, mais ça n´était jamais assez, et maintenant je n´en peux plus, j´oublie et j´ignore. Fini les discussions animées des bons repas, finie la rigolade avec le conteur d´histoires africaines, je suis usée, lassée, je ne donne plus rien, je fais le minimum. La vaisselle avec Nyels, quelques préparations de repas, repas pendant lesquels je reste muette, impassible, perdant mon regard dans l´eau bleue, tentant vainement d´oublier de chercher le pourquoi du comment de la présente dégradation de la situation. 5 jours de grand froid entre François et moi, 5 jours de grand chaud avec le petit frère, que j´apprends à mieux connaître, et à aimer comme j´aime les autres membres de ma nombreuse famille. Enfin, à la veille de notre arrivée, je provoque le grand chef, et l´exhortant à se poser, à se reposer, déclenche la discussion salvatrice qui remettra tout le monde d´accord. Je ne suis plus là François, tu es trop exigeant et j´ai lâché l´affaire. Je l´avais bien remarqué, 5 jours que je fais quasiment tout. Bah oui, tu en demandais trop, résultat je ne veux plus rien faire. François écoute, François comprend, François est fin, sensible et intelligent, et François accepte. Il propose même qu´une fois à terre, nous prenions chacun un jour de repos plutôt que de se précipiter au lavage du bateau. Béni soit le ciel pour François, béni soit le ciel pour Pilhouë, béni soit le ciel pour Nyels, et pour cette traversée, qui finalement, se termine en beauté.

Le lendemain nous appercevons la côte, les grattes ciels New-Yorkesques de Salvador se dessinent sur l´horizon, nous ripaillons, buvons, nous faisons tous beaux, admirons la vue surréaliste de cet étalage de civilisation sur fond de Jack Johnson et Dire Strait, et arrivons frais, unis, heureux, à Bahia Marina, accueillis par de belles brésiliennes portant paniers de fruits exotiques et fraîches caïpirinhas, et par les équipages arrivés avant nous, qui pendus aux lèvres de François, écoutent le skippeur des skippeur déclarer: "c´était trop facile, et la terre est toute petite"...