Un après-midi en tourraine. Nous sommes invités avec des copains dans la maison de campagne des parents d´un ami. Déjeuner au soleil, à l´ombre d´un parasol, les parents font un tour de table des projets et aspirations de chacun. On se raconte, on expose, on argumente. Arrive mon tour. Moi je veux voyager, découvrir, profiter de la vie. C´est très bien dit la maman, mais il ne s´agit que de prendre. Comment comptes-tu donner? Je sèche. A vrai dire, je n´en sais trop rien.
Cinq mois plus tard, à Madère, dans les rues de Funchal. Je chante tous les jours, et tous les jours, des clochards, des vagabonds, un folle, viennent m´ecouter, s´asseyent à côté de moi, me parlent en plein milieu de mon tour, et pendant que je chante aussi. Au début je les tolère, puis je m´habitue, et enfin je finis par les apprécier, et surtout, par apprécier le plaisir que leur procure la musique que je fais. Au Maroc, au Cap vert, ils sont plus nombreux, plus fous, et moi plus heureuse chaque jour de les voir débarquer, et kiffer, tout simplement. C´est comme ça que je donne, que je rends le bonheur que je prends à chanter dans la rue.
Dans mon île, il n´y a pas de clochards. Il y a des vendeurs de bières, des transporteurs de bagages, mais ils ne sont pas sales, ils ne sont pas fous et ils gagnent leur vie. Durement, certes, mais ils font des sous quand-même. Il n´y a pas de desespoir que je puisse venir adoucir par la guitare. Mais! Avant hier, bonheur, je croise un clochard, le premier, l´unique. Tongs, short et casquette rouge, marcel blanc crasseux, les deux incisives du haut inexistantes, un vrai de vrai, un pur et dur! Il est tout bourré, je viens de finir mon tour, je suis assise par terre dans la rue, toute seule, en train de fumer une clope décompressante. Il vient me voir, et me demande cash deux reais pour aller s´acheter uma cerveja, une binouse quoi. Ça me fait franchement chier. Je déteste sortir de l´argent juste après avoir transpiré pour en gagner. C´est pour ça que je décompresse par terre dans la rue au lieu d´aller au café. Je ne voulais même pas m´acheter une eau gazeuse fraîche, je vais quand même pas lui filer les deux réais qu´elle m´aurait coûté. Je lui dis nao, nao quero, vai embora. Mais ça me fait quand même mal au coeur de jeter un collègue de la rue. Finalement je lui file ses deux reais. Il part tout content noyer son desespoir dans une binouse qui viendra parfaire son ivresse. Le lendemain, je chante à l´heure du dej sur la place entre deux terrasses. A un moment, j´entends qu´on démontre un peu trop ostentativement son enthousiasme derrière moi, je me retourne, c´est le clochard bourré qui explose de joie, applaudit à tout rompre en hurlant des choses totalement incompréhensibles. Tout ce que je sais, c´est qu´il est content, pas de doutes là dessus. Il reste tout du long et met une ambiance de folie. Je suis absolument ravie, je me rappelle Madère, les Canaries, le Maroc, le Cap Vert, la rue, les va-nu-pieds, et moi pied nue, et aujourd´hui je donne, je rends tout ce que l´île m´a apporté de bonheur et d´argent, tout pour lui, le clochard aviné, pour toi mon chou, j´ai chanté, je chante, et je chanterai. A la fin, il est tout triste que ça se termine, vai embora, vai embora? Et oui, c´est fini, vo decansar agora. Il est tout déçu, il part, sans même me demander quoi que ce soit.
Tout à l´heure, je suis assise par terre, je café-cloppe entre deux paragraphes du journal de bord de la grande traversée. Un hurlement derrière moi, a cantora!!! Mon clochard est là, il s´assied par terre à côté de moi, me dit voce... voce...voce canta muito bem! Et soudain, devant mes yeux ahuris, il fond en larmes, et son corps est secoué de gros sanglots! Mais pourquoi tu pleures? Porque voce canta muito bem! Nao e razao pra chorar!!! Incroyable, première fois que je fais pleurer un clodo, il est là, une fontaine d´eau salée, il se balance d´avant en arrière en faisant de l´air guitare avec ses doigts tous crasseux, j ´étais absolument désolée, je lui prends la main, y pose un baiser ( ça se fait beaucoup le baise main ici, drôle de pays tout de même), la lui serre, nao choras por favor, por favor! Il ne s´arrête plus, les gens commencent à nous regarder bizarre, la chanteuse aux pieds nus et le triste clochard. Je ne sais pas quoi faire, je ne veux pas le prendre dans mes bras parce qu´il est tout crade et il pue, je suis là, à côté de lui, et j´attends que ça passe. Soudain, une idée, diabolique, eurêka! Je sors deux reais de ma poche, vai comprar uma cerveja bem gelada! Le bonheur dans son regard! Il sèche ses larmes, attrape mes reais, me baise la main à son tour, voce e boa persoa, oui oui oui, allez, zou, au bar! Voilà madame, vous vouliez que je donne, et bien je donne, à écouter, à voir, et aussi à boire...