Le 06 décembre 09
Aujourd´hui c´est la Saint-Nicolas, et c´est une sale journée. On est dans le pot au noir, et c´est pas beau à voir; ça crache, ça refuse, ça adonne, ça affale, ça largue, ça souffle et ça pétole. Le ciel est sombre, il y a des gros amas de nuages bien bas, et bien lourds au dessus de nos têtes, il fait une chaleur de bête dans la cabine, et dehors c´est tout mouillé. Va savoir pourquoi, on a choisi ce jour-là précisément pour s´activer sur Pilou comme les abeilles dans la ruche. On s´est peut-être dit, tant qu´à en chier, autant en chier jusqu´au bout. On se lève, je balaie, lessive et nettoie toute la cabine, sur toutes ses surfaces, Nyels se fait le cockpit, les garçons envoient le spi, l´affalent, je vide et nettoie le frigo, François prépare le dej. Mais! Avant qu´on puisse planter nos fourchettes affamées dans la tendre chair du filet de viande rouge qui trône dans nos assiettes, Ti-Ouane, un Ovni de 45 pieds, nous appelle à la VHF. Ils ont pêché un énorme thon rouge d´1m45 et 54 kilos (10 kg de plus que moi, sacré morceau quand même...), ils vont le répartir entre nous et Dame Oui, parce qu´íls ne peuvent pas garder une aussi grosse bête à bord, et parce qu´on est à peu-près tous les trois dans la même zone. Joie! Allégresse! Du poisson frais! En sashimis, en pavés, en crumble, à tous les repas, à toutes les sauces! Mais ce transfert de thon, c´est tout un bordel, parce qu´on va pas se le lancer comme un frizby... Et pour se refiler des trucs de bateau à bateau, c´est pas simple. Ti´OUane va procéder de la manière suivante: il vont ficeler le poisson façon gigot avec un bout, il accrochera ce bout à un pare-bat´qu´il laissera trainer au bout d´un autre bout assez long, à l´arrière de son bateau. Aprés expliaction de la manoeuvre, Ti´Ouane rapplique vers nous, c´est trop la fête, salut! Coucou! Youhouuuuuuuuuu!!! T´as vu le morecau??!! ´Mais c´est énorme, c´est énorme!!!. Il se place devant nous, lâche la bête, un monstre, un pachiderme! Pendant que François manoeuvre à la barre, Nyels va chopper le thon avec la gaffe, il le remonte, le décroche, renvoie son par-bat´à Ti Ouane, qui récupère tout et repart comme il est venu, Jésus marchant sur l´eau après la multiplication des omégas 3. On se retrouve avec un demi-thon qui prend quasi tout le cockpit, on le lave, on le sèche, on le maquille, on lui colle un noeud pap´ et on se tire le portrait avec. On a jamais vu de bête aussi grosse, et encore, elle n´est même pas entière.... François le découpe en immenses pavés qu´on met dans des tuperwears géants. Estimation, verdict, on a du thon pour jusqu´à la fin de la traversée, incroyable. Histoire de rendre à la merveille les hommages qui lui sont dûs, François suggère de dégivrer le gigot afin de faire à nos 15 prochain repas une place de choix. Je re-vide la frigo entièrement, le dégivre, le pompe, le sèche et le re-remplis, et le thon prend ses quartiers, bien au fond, tout au frais. La cabine est sans dessus-dessous, je la re-nettoie, et la range, pendant que les hommes sont au bricolage sous la pluie, sur le pont, pour réparer une latte de têtière de Grand voile qui s´est cassée. Je vais faire une courte sieste, à 18h je me réveille, prépare le dîner, on déguste en remerciant Ti´OUane à la VHF, je fais la vaisselle et c´est déjà l´heure de mon quart. Quart pot au noir, quart tout mouillé. Journée crevante. Pas le temps de perdre du temps, tous les uns sur les autres, pas de décrochage, pas d´évasion, j´ai trouvé cela très désagréable. Je me couche absolument nase, physiquement et moralement, sommeil sans rêves, lourd. Le pot au noir, c´est pas simple.
07 décembre 09
Joyeux anniversaire Sophie!
Journée chargée sur Pilou. Chargée d´éléctricité; de l´eau dans le gaz, des éclats de voix. Ce matin je me réveille vers 8h comme d´hab, mais je suis plus crevée que jamais, et sur le point de me jeter par dessus bord quand je me rends compte que je suis encore et toujours sur Pilou, que Pilou est encore et toujours dans le pot au noir. Je ne peux plus voir un bateau en aquarelle, je ne peux plus voir la mer, je ne peux plus, je n´en peux plus, et ça fait deux minutes que j´ai ouvert les yeux... La journée de la veille a éte assez éprouvante. Les grains nous ont obligé à nous cloisonner dans la cabine, tous les trois les uns sur les autres, toute la journée, journée que j´ai passée à me contorsionner dans tous les sens, à me cogner dans tous les coins, pour nettoyer les sols, les placards, vider, re-vider re-re-vider le frigo qui est tellement profond que je pourrais m´y tenir toute entière à genoux. Il faisait lourd, moite, c´était hardcore. Ce matin je n´ai pas envie de voir un poil hargneux de spontex, ni le profil menaçant d´une cuiller en bois, je ne veux pas faire un seul geste, ni émettre un seul son. J´ai besoin, pour mon équilibre et ma santé mentale, de me terrer et d´oublier Pilhouë. La sempiternelle répétition d´un quotidien toujours égal me bouffe, ce matin j´ai besoin de briser la routine, alors je reste dans ma cabine, sans dormir. J´en ai marre de faire tout le temps la vaisselle, de sortir et rentrer les choses des placards, des équipets, du frigo, des fonds, je passe mon temps à ça, quand je fais quelque chose, je ne fais que ça. Je me plie à ces devoirs avec d´habitude entrain et bonne volonté, car ce sont les tâches que je sais le mieux accomplir, c´est là qu´est ma place, c´est lá que je suis le plus utile et efficace. Mais ça fait 7 jours que je répète les mêmes gestes, je suis devenue un robot-ménager, et là, après la journée "pot au noir", le robot a besoin de recharger ses batteries. Juste un peu, juste un p´tit coup, pour repartir de plus belle, comme en quarante. Donc je reste à rêvasser dans ma couchette. C´est trop chouette! Je suis allongée bien confortablement, bien douillettement, je ne pense à rien, je lis des magazines idiots, et je me dis que je peux, que j´ai le droit, parce que la veille j´ai bien donné, parce qu´on on a tous bien donné. Le chef reconnaîtra sûrement qu´on est pas des machines de guerre. Je suis seule dans mon petit monde, je décroche, je recharge. Une fois les batteries à bloc vers 11h30, je remonte à la surface, dans les meilleures dispositions pour attaquer la journée, déjà bien entamée. Mais François n´a pas vu d´un bon oeil que je prenne délibérément la décision d´hiberner. Il a raison au fond, parce qu´on a tous bien sué, et j´aurais dû demander leur avis à mes équipiers avant de m´accorder mon repos. "T´es censée être de quart, ça fait 12h que t´es dans ta cabine, mois ça fait depuis 4h du mat´que je suis debout", ou plutot, assis au bureau devant l´ordi du bord. Ça fait une drôle d´impression quand-même, ces skippeurs qui passent plus de temps à la table à carte que sur le pont. Certes ils font marcher le bateau, mais quand même, ça n´en donne pas l´impression, et c´est assez désagréable de s´activer et se faire des bleus partout pendant que votre capitaine confortablement assis sur son popotin vous injoncte à sortir ceci, emballer cela... et vous taxe de fainéantise, bien campé sur son derrière, quand par malheur vous vous laissez aller trois heures de paresse. François râle, sermonne, et j´éclate:" J´avais juste envie d´oublier le bateau 5 minutes, hier on a bossé comme des malades, on est pas des machines! Tu vois bien que je m´active pour le bateau, j´t´ai prouvé que j´étais pas une branleuse, j´ai le droit de me poser putain!!" Dieu du ciel! je perds les pédales, et suis plus vulgaire que jamais, une vraie poissonnière de Rungis! François se transforme en Oncle Charles, excéde par mes explications vociférantes, il me hurle dessus:" Ta gueule!!! TA GUEUUUUUULE!!!!!!" Je ne me gueule pas, je continue; et patati, et patata, il me reproche d´être trop souvent fatiguée, et je le renvoie à tous les quarts du chien que je me tape depuis le début, il me taxe de ne penser qu´à ma gueule, et je lui rappelle toutes les fois ou j´ai rallongé mes veilles pour raccourcir les siennes, et préparé des petits en cas de nuit gourmands pour mon seigneur et maître. On ne trouve pas de terrain d´entente, chacun reste sur ses positions, François dans la cabine, moi sur le pont. Nyels pendant ce temps là est parti se réfugier à l´ètrave. Pas folle, l´oie sauvage ne veut pas s´immiscer. Faut - il que je sois lessivée pour autant débloquer. D´un naturel colérique, c´est quand je garde mon sang-froid que je dépense le plus d´énergie. Me laisser aller au cris, ça me détend presque autant que de regadrer la Starac´et je ne suis jamais aussi relax que quand je regarde la Starac´. Je dois être bien nase, je décompresse à tout va, j´attaque des vigiles de trois fois mon poids, dis des mots à des skippeurs de trois fois mon âge, plus rien ne m´arrête, je suis un rouleau décompresseur! Je mets un pied dans ce que je tiens à ce moment là comme étant l´anti-chambre de l´enfer; la cabine, où se trouvent tous les objets de mes pires cauchemards, mes instruments de torture, spontex, vaisselier, frigo. Je crois mourir d´appoplexie, je dois me tenir aux murs, quand j´entends François me dire, toujoiurs assis à son bureau: "Bon! Va falloir nettoyer la cabine maintenant!". AAAAAAAHHHHHHHH!!!! Je vais le planter! Là! Maintenant! Avec le couteau de cuisine, je le plante, je le débite et on aura du gigot et du filet frippon pour toute la traversée. "Ah non! je nettoie pas la putain de cabine, je vais pas le faire tous les jours, nen mais faut pas rêver!" Je continue dans ma litanie de jurons et de refus catégoriques. Rien, il n´obtiendra absolument rien de moi aujourd´hui. J´étais sortie de mes petites vacances matinales dans les meilleures dispositions, et ben maintenant, j´en foutrai pas une, et pis c´est tout! Je suis d´une humeur de rotweiler mal dressé. Je suis toute chamboullée. On est dans l´pot au noir, on est pas prêt d´en sortir, 7 jours qu´on est partis, encore 8 à tirer, j´en peux plus, je pète un câble!!! Je vais me calmer à l`étrave. Quand je reviens dans la cabine, François est gai comme un pinson, et d´une affabilité sans pareille. Mais quelle mouche l´a piqué? Je suis en admiration devant sa capacité à s´adoucir aussi vite, et oublier la tempête. Pour ma part, le vent souffle toujours aussi fort, et il n´ est pas prêt de tomber. Autrement dit je fais la gueule, et je fais le minimum. Je coupe des crudités pour une salade histoire de, me mets en mode mono-syllabe, je ne peux pas passer des larmes aux rires, aujourd´hui ce talent me fait défaut. J´ai gardé mon mutisme jusqu´aprés l´heure du déjeuner. Je me réfugie á l´étrave, me pose sur le balcon, un peu en déséquilibre, tout à l´avant du bateau, complètement au dessus de l´eau. Pilou tape sur les vagues, les monte et les descend, ce qui me procure moults sensations de montagnes russe, et m´arrache des petits cris de joies. Je décroche, je recharge. Quand je reviens, je suis toute apaisée. François me propose de prendre une douche, trop sympa, j´accepte, souris enfin, et nous retrouvons, équipière et skipper, toute l´harmonie qui fait notre bonheur.