Bon. Les enfants, il est grand temps que j’explique ce qu’il s’est passé avec Dave d’Alaska, le prêtre mormon défroqué, pourquoi nous avons embarqué sur son bateau, puis nous en sommes enfuies en courant.
Nous avons donc rencontré Dave tout à fait par hasard, dans un minibus public, alors que nous nous rendions à Philipsburg pour que j’y chante sur la place du front de mer. Dave, interloqué par tout mon bardas, nous demande ce que nous fabriquons, et très naturellement je lui propose de venir vérifier par lui-même. Il nous accompagne donc sur la place, mais dit qu’il nous retrouve plus tard car il a une course à faire pour son bateau. Il nous rejoint à la fin de mon tour, puis nous suit jusqu’à mon deuxième spot sur lequel je n’ai finalement pas pu chanter. Il nous suit donc jusqu’à un troisième spot. Chemin faisant il me lance, « we are following you like puppies! », ce qui provoque chez moi un grand éclat de rire, c’est à ce moment précis que j’ai adopté Dave. Je lui dis, « you speak your mind, it’s nice! », ce type, je l’aime bien. Il assiste au tour, il est complètement emballé, et plus tard sur le bateau il me dira « I fell in love with you when I saw you singing there » ce qui veut juste dire qu’il a vraiment apprécié, à ne pas prendre au pied de la lettre. Après le tour, nous nous séparons, et je lui propose de venir nous rejoindre le soir même à la marina de Marigot où j’ai prévu de chanter. Le soir à 20h, il arrive et prend place à la table des tchèques. Dave veut ramener son bateau à Saint-Thomas et a besoin d’un équipier pour le quart de nuit. 80 miles séparent st-Maarten de St-Thomas, il s’agit donc d’une nav de 24h grand max. Il demande à Maya si elle n’aurait pas des pistes, et Maya lui propose tout simplement d’embarquer avec lui. Lorsque je termine mon tour, elle vient m’annoncer qu’elle embarque avec lui le surlendemain, et me dit que je peux venir aussi. Je dis non non non pas question, je reste ici, et toi Maya, fais bien bien attention, mets tout de suite les choses au clair, je connais les vieux skippers, il faut se méfier! Maya dit oui oui oui, nous nous quittons, je pars me coucher sagement, les tchèques et Dave retournent dans leurs bateaux respectifs. Le lendemain je retrouve Maya pour une journée plage, direction le spot des spots, Grand-Case, le calmos café les pieds dans l’eau, soleil de plomb, BBC (Baileys Banane Coco, très frais, très léger, délicieux), bonne copine, tout est parfait, je suis d’une humeur radieuse, et Maya aussi, toute contente qu’elle est à l’idée de quitter cette île de malheur. Nous reparlons de Dave, et je dis que j’embarquerais bien aussi à mon tour, Maya saute de joie, ce qui achève de me convaincre, je décide de me joindre à eux.
Nous embarquons donc le lendemain. Déjà je vois naître une réelle complicité entre Dave et Maya. Trop occupée à dormir ou à jouer de la guitare sur le pont, je les laisse souvent seuls, et à la façon qu’a Dave de la regarder, je sens qu’il a le béguin. Mais ça ne me choque pas, je me dis même que, peut-être, Maya a aussi le béguin pour lui. Dave est un beau vieux, un peu gras, mais on sent qu’il a été canon dans sa jeunesse, il est jeune dans sa tête, il a un beau bateau, on sait jamais, qui sait? Mais très vite je m’aperçois aussi que Dave veut tout pourvoir, et veut trop aider. Il fait les courses et refuse que l’on paie, demande à tous les personnes que l’on croise où trouver un job pour Maya, des bars où chanter pour moi. J’ai beau lui répéter que je n’ai pas besoin de bars, que la rue me suffit, il ne veut rien entendre et continue de chercher assidûment. On doit lui dire merci beaucoup trop de fois, moi, ça n’est pas pour me plaire. Dave n’a aucun plan prémédité, mais au fur et à mesure qu’il apprend à nous connaître, il voit que Maya n’a aucune attache, aucun projet futur, et que moi je papillonne où le vent me mène, il nourrit alors l’espoir que nous jetions l’ancre de nos vies sur son bateau pour lui faire vivre une existence d’aventure, de bohème et de musique. Avec nous il veut retrouver une deuxième jeunesse. Lorsque nous arrivons à St-Thomas, pour contrecarrer les dépenses de Dave et l’empêcher de nous acheter avec son argent, je profite de sa sieste pour emmener Maya faire les courses. Nous faisons de grandes courses, je paye avec ma panthère, et Dave peut s’apercevoir quand nous rentrons que je ne suis pas sans ressources, et que je ne me laisserai pas acheter. Il va alors essayer très subtilement de se débarrasser de moi en semant la discorde entre Maya et moi.
Il a deux stratagèmes. Le premier consiste à complimenter en permanence l’une devant en prenant à parti la deuxième. Au bout d’un moment c’est assez énervant, et on a tendance à penser, oui bon ça va, elle est humaine quoi! La deuxième tactique consiste à embarquer l’une pour trouver du travail à l’autre. Dès qu’il était avec Maya, il disait, on va chercher un embarquement et des bars où chanter pour Anna ( à l’étranger je suis Anna, et non pas Anne, beaucoup plus simple), et dès que j’étais seule avec lui, il m’obligeait à partir chercher du travail pour Maya. Il aurait été plus simple de chercher du travail pour Maya avec Maya, et un embarquement pour moi avec moi, mais ça n’aurait pas mis d’eau dans le gaz. A la fin je n’en pouvais plus de Maya et de son job, et Maya n’en pouvait plus de moi et mon embarquement (je voulais rentrer en bateau à st-Maarten histoire d’économiser l’avion). La compagnie de Dave étant charmante, et Dave accédant aux moindres de nos désirs et nous foutant une paix royale sur son bateau, il est impossible pour nous de deviner ses desseins, ou de nous retourner contre lui. Peu à peu donc, une tension s’installe insidieusement entre Maya et moi, et on finit par s’adresser la parole de manière assez brutale. Ce qui est étrange, mais ce n’est qu’une fois partie que nous nous en sommes rendues compte, c’est qu’il n’y a jamais eu aucun moment où nous ayons passé du temps toutes les deux toutes seules, Dave était toujours là. Un jour je suis seule avec Dave, et comme d’habitude nous parlons de Maya et de son job. Elle a fait une demande pour travailler sur un bateau de croisière, mais les procédures sont lentes et laborieuses. Nous parlons de ça, et Dave dit « I hope she doesn’t get the job » (Maya ne rêvait que de ça), et après il dit « I’m kidding of course ». Sauf que là, ding dong! Mon super instinct se réveille, et je me dis, Dave veut garder Maya avec lui sur le bateau. Mais encore, ça ne me choque pas, car Maya a l’air tellement heureuse sur Aeolus, qu’encore une fois, je me dis, pourquoi pas? Je me souviens même en avoir parlé avec Andy, pendant les deux jours où nous l’avons rejoint avec Aeolus à Jost Van Dyke. Il faisait nuit, on était tous les deux posés dans le hamac de Dania au clair de lune, et je lui parlais de Dave, et de Maya, en disant que peut-être il y avait cachalot sous nénuphar, ou anguille sous roche. Je lui disais que ça ne me choquerais pas, et il me répondait que lui non plus, que Dave avait l’air cool et gentil et que, vu la session de surf sur les vagues qu’il avait fait le jour même sur l’annexe avec Maya, il était plus jeune dans sa tête que la plupart des jeunes marins qui n’auraient jamais été risquer leurs annexes là-dedans. Mais tout ça, je décide de le garder pour moi et de ne pas en parler à Maya car je ne veux pas qu’elle ressente de gêne, de malaise ou quoi que ce soit, si jamais elle ne s’est pas rendue compte que Dave a l’air de tomber amoureux, et si jamais cette idée ne la séduit pas. Un jour, je casse le disque dur de Maya. Il vaut 300 euros, fait 500 gigas, dedans il y a toute sa vie, toutes ses photos, ses vidéos, ses musiques, ses films, ses CV, ses papiers scannés, bref, une perte incommensurable, inestimable. Je ne sais plus où me mettre, je ne sais pas quoi faire. Je dis à Maya, je te donnerai 300 euros, mais ça ne remplace pas tous les souvenirs. Dave vient me voir avec cette idée: acheter à deux un notebook pour Maya. Je saute de joie en pensant au bonheur qu’elle aura à recevoir ce cadeau, et me dis que ça remplace tous les disque durs du monde. Donc, quand Maya fait la sieste, nous partons tous les deux avec Dave dans le centre commercial de Saint-Thomas pour acheter un notebook. Avant Dave a faim, donc on va chez KFC. Là, Dave me demande si je suis quelqu’un de confiance. A cette question je préfère toujours répondre non, comme ça , pas de mauvaises surprises. Je lui demande pourquoi il me demande ça, il me dit qu’il a un grand secret, et me demande si j’irais le répéter à ma meilleure copine, en l’occurrence Maya. Je me mords les doigts d’avoir dit que je n’étais pas de confiance et tanne Dave pour savoir son secret. Je lui dis que je pense l’avoir deviné, il est amoureux de Maya, et veut la garder avec lui sur le bateau. Il dit non non non non, mais moi je suis sûre que c’est oui oui oui. Il ne veut pas cracher le morceau, mais je m’en fous, à mes yeux, ça ne peut être que ça. Nous partons en quête de l’ordi. Dave est surexcité, il veut ce qu’il y a de mieux. Je calme ses ardeurs, je lui dis que Maya va pas faire de la programmation java avec l’ordi, qu’on peut se contenter du bas de gamme. Il concède. Seulement je suis face à un problème. Je ne veux pas que Maya doive ce cadeau autant à Dave qu’à moi. Je veux qu’elle me doive plus, car je ne veux pas que Dave pourvoie trop. Je veux pourvoir plus, pour notre indépendance. Le notebook coute 300 dols, j’insiste pour prendre un disque dur externe, et dit Dave que c’est moi qui le paie. Dave veut tout partager, mais j’insiste. A la caisse, je paie 300 dols, a peu près le prix de ce que j’ai cassé, et Dave, 150. Je suis rassurée. Nous rentrons, on dit Maya à table, et dans son assiette, on lui met le notebook. Maya ne se sent plus de joie, ne comprend pas ce qui lui arrive, te motz vole! Je suis ravie, je peux oublier ma bêtise.
Le soir même, je veux m’isoler pour écrire une chanson à mon danois qu’on a quitté aux aurores le matin. Dave me suit, je me dis bon, tant pis, on va faire avec. Il s’assoit, je lui dis, tu vas m’aider, je vais te dire ce dont je veux parler, et tu vas me le reformuler avec tes jolis mots (Dave est un peu poète). Je lui dis tout, il reformule, je copie l’intégralité de ce qu’il raconte sur mon ordi. Le lendemain, j’ai besoin d’être seule, je pars comme une voleuse aux aurores en laissant un mot comme quoi je ne rentrerai que ce soir. Je vais à Red Hook, un quartier où il y une marina et des cafés. Je fais tous les bateaux de la marina sans trouver d’embarquement, et me pose sur une terrasse vide avec le Yuku et l’ordi, objectif, transformer les lignes que j’ai noté la veille en chanson. Toute l’après-midi je bûche. Je fais plusieurs rencontres, des petites filles que j’initie à mon instrument devant le regard attendri de leur maman, qui me demande si je peux leurs donner des cours, malheureusement non. Puis Matthew, un jeune américain très séduisant, qui s’installe carrément à ma table et me fait la causette. J’ai presque fini la chanson à ce moment là, je lui dis qu’elle est for my danish lover, comme ça pas de lézard, et la lui chante, il la trouve très à son goût, je suis ravie. Cet après-midi là, j’ai pris la décision de partir du bateau, et de rentrer le lendemain en avion. J’aime trop ma solitude et mon indépendance, la chanson est écrite, la boucle est bouclée, il n’y a plus qu’à rentrer. Matthew me dit qu’il est à la croisée des chemins de sa vie, qu’il aimerait bien apprendre à naviguer. Je lui propose d’embarquer sur Aeolus à ma place, et de venir visiter le bateau tout de suite. Nous prenons sa voiture et nous rendons à la marina. Là, personne. Pour passer le temps en les attendant on enfile les maillots et on va en annexe se baigner sur Happy Island. On discuten on bronze, trop sympa. On revient, toujours personne. Matthew me propose de boire un verre en ville, nous repartons dans sa voiture. En chemin on croise Dave et Maya, on les klaxonne, ils hallucinent complet de me voir assise à côté d’un bellâtre, alors que j’ai quitté le danois le matin même. J’ai beau leur dire que ça n’est pas ce qu’ils croient, ils continuent de rigoler comme deux abrutis. Bref. Ils montent dans la voiture et nous partons tous ensemble boire un verre. Ensuite Matthew nous ramène à la marina et reste sur le bateau, pendant que je branche tout pour enregistrer la chanson sur un bout de ponton. Je branche, j’enregistre, deux marins viennent voir et prennent place à bord, c’est trop chouette comme ambiance. Finalement il se fait tard, je débranche et range tout, Matthew s’en va, les marins prennent congés.
Je choisis ce moment là pour dire à Dave que je m’en vais le lendemain. Il me demande pourquoi. Ne sachant trop quoi dire, je lui dis que c’est à cause de Maya, que je trouve que notre relation s’est dégradée, et que je préfère partir, ce qui est vrai, avec Maya, on ne s’entend plus comme avant, mais je ne sais pas encore à ce moment là que c’est à cause de Dave. Dave appelle Maya, et provoque la confrontation. Là, on va passer trois heures à s’engueuler avec Maya, devant Dave, je lui dis qu’elle me parle comme à un chien, elle me dit que je me suis barrée du bateau comme une voleuse, on s’accuse de tout et n’importe quoi. Au bout d’un moment, je m’aperçois que, loin de tenter de calmer le jeu, Dave nous regarde, et je le sens, avec un certain plaisir. A la seconde où je me rends compte de ça, je dis Maya, you and me, outside, right now, and without Dave! On sort, et je lui dis tout. Je lui dis que Dave est amoureux, qu’il veut la garder et me jeter, qu’il essaie de tout faire pour qu’on s’engueule, qu’il a réussi et que maintenant, on doit se casser, et vite, parce que moi tout ça me débecte et que je peux plus voir sa gueule en peinture. Elle dit que ça la débecte aussi. Il est six heures du mat’, et on retourne au bateau, on dit à Dave qu’on se rentre à St-Maarten, on fait les bagages, et on se tire. On ne lui dit pas qu’on a compris tout son petit jeu. Je lui dis Dave, c’est cool, on a passé une super semaine, t’as été génial, merci pour tout, je t’adore, viens là que je te fasse un gros câlin. Je l’ai serré très fort dans mes bras, et je suis descendue. Je ne sais plus ce que Maya lui a dit, mais ça devait être du même style. Dave est très déçu, il nous en veut. Nous partons toutes seules avec notre chargement de mulet sur la route pour attraper un bus public, qu’on appelle ici safari. Au moment de tout charger dans le bus, Dave débarque et nous aide. Ensuite il veut négocier le prix avec le chauffeur. Là je craque et je lui hurle, excédée: « Dave, enough!!! For the love of God, please, stop that! ». Pendant toute la journée qui suit, et que nous avons passée à attendre le petit avion de 20h pour st-Maarten, on va tout décortiquer avec Maya, tout analyser, et tout comprendre. Elle me dit mais pourquoi tu ne me l’a pas dit que Dave me kiffait, je lui explique que je me disais que peut-être elle l’aimait bien aussi, après tout, elle l’a laissé lui raser les jambes! Elle hurle d’horreur à l’idée que j’ai pu les imaginer ensemble, mais me remercie quand même d’avoir tout découvert et de l’arracher à Dave le romantique. Mais tout ça m’a épuisée et traumatisée, même physiquement. J’ai des plaques rouges de stress sur le visage, je vomis tout ce que je mange, ça ne va pas du tout du tout. On ne cessera de répéter, it was too much. Même le souvenir de la merveilleuse retrouvaille avec le danois reste teinté de sombre. Dave a fomenté tout ça pour passer du temps seul avec Maya, c’était de la manipulation, de la gentille manipulation, mais de la manipulation quand même. Nous avons vécu trop d’émotions, trop fortes, c’ était trop, te motz! Une fois assise sur mon siège d’avion, ça va beaucoup mieux. Mais les plaques, apparues cette nuit là, vont rester une semaine et m’empêcher tout contact avec le soleil. Une fois de retour à mon hôtel, je branche direct et enregistre la chanson du Danois, pendant toute la nuit et la journée qui suivront. Je serai restée 48h sans fermer l’œil, me demande bien où je trouve l’énergie. Cette chanson, je l’adore, c’est la meilleure que j’ai jamais faite, je le sais. Heureusement qu’elle est là, car elle est la seule chose qui ne me fasse pas regretter d’avoir embarqué sur Aeolus.
Dave a eu une vie de fou. Il est né dans une famille de mormon, il est devenu prêtre mormon, puis il s’est défroqué, et fait un virage à 180 degrés, il est devenu une sorte de gigolo. Comme il était très beau et sans le sou, il se faisait entretenir par des femmes riches. Ensuite il est parti faire un tour d’Europe, d’Afrique, d’Amérique du sud, sac à dos, flûte en bandoulière, il a fait du trafic de drogues, de la musique dans la rue, est allé en prison deux fois, une fois en tunisie, une fois au Pérou. Ensuite il s’est installée en Alaska, a été tour à tour charpentier, puis foreur, puis ingénieur. Il s’est marié, a eu 5 enfants, le dernier ayant dix-huit ans (Maya est pote avec lui sur facebook). Il s’est séparé de sa femme, s’est acheté Aeolus pour 5000 dols (hallucinant), l’a retapé un peu et depuis navigue avec dans les caraïbes. Quand il nous a vues, il s’est rappelé sa jeunesse de backpacker musicien itinérant, il a espéré en retrouver un peu la saveur, mais il en a trop fait. Il est poète, gentil, serviable, ultra cool et relax, c’est un skipper pépère, il a un super sens de l’humour, il me faisait énormément rire! Je suis tellement triste que nous l’ayons quitté de cette façon, mais Dave était too much, il aurait dû mettre la pédale douce, nous serions peut- être encore sur Aeolus à l’heure qu’il est, qui sait?